Ernst Haeckel (1834-1919), scientifique allemand d’exception, a été tour à tour et tout à la fois médecin, botaniste, zoologiste, naturaliste, biologiste, mais aussi professeur, artiste, libre penseur et… anti-pape. Passionné, ardent prosélyte du darwinisme en Allemagne, et convaincu de la primauté de la biologie sur tous les champs de la connaissance, il n’eut de cesse de vouloir la démontrer en étendant son oeuvre à des réflexions historiques, philosophiques, politiques et artistiques.

Dans le domaine strictement scientifique, il fit avancer considérablement la connaissance des micro-organismes. Mais Il contribua aussi à l’évolution des réflexions sur la systémique.

Darwin avait déjà illustré en 1859 son ouvrage L’origine des espèces par un arbre phylogénétique pour représenter les parentés entre espèces. Il est convaincu de l’origine commune de tous les organismes vivants.

Haeckel va approfondir l’idée de Darwin et présenter en 1879, dans son livre L’évolution de l’Homme, un arbre du vivant dont la représentation schématique ressemble réellement à un arbre, au sommet duquel on trouve l’Homme, tandis que des espèces actuelles sont représentées à des échelons bien plus bas.

Il a créé le mot phylogénie à partir de phylon (tribu, groupe) et genesis, origine : la phylogénie est donc l’histoire et l’évolution des êtres vivants ou d’un groupe d’organismes. par la conception d’arbres phylogénétiques innovants et ingénieux.

On doit également à Haeckel la création en 1866 du mot écologie, qu’il écrit oecologie, provenant du grec oikos (demeure = station = milieu) et qui est pour lui l’étude des relations unissant les organismes vivants.

Dans son livre de 1866, Generelle Morphologie der Organismen, Haeckel propose une théorie dite de la « récapitulation » de la phylogenèse par l’ontogenèse, affirmant que l’histoire du développement individuel (ontogenèse) est la récapitulation sur une courte période de l’histoire de l’espèce (phylogenèse) : ainsi un organisme parcourait tous les stades de l’évolution de l’humanité dans son évolution biologique, du stade de l’oeuf à celui d’adulte.

La société du XIXème siècle beigne tout entière dans une atmosphère d’exaltation face aux découvertes des sciences et à leurs applications révolutionnaires et quasi-magiques dans la vie quotidienne. Haeckel revêt une aura de démiurge en révélant au public le monde insoupçonné des créatures unicellulaires des fonds marins.

En 1899, il publie un livre intitulé Les Énigmes de l’Univers, qui synthétise et vulgarise ses recherches scientifiques, tout en leur donnant un débouché philosophique. Inscrit dans le courant positiviste, il veut démontrer que les progrès scientifiques du XIXème siècle, et en particulier la théorie de l’évolution, réduisent le nombre des énigmes de l’Univers et ont eu pour corollaire le déclin de la métaphysique et de la religion.

Il bâtit une idéologie, le monisme, qui interdit radicalement de dissocier les sciences de la nature et celles de l’esprit. Il s’oppose aux conceptions dualistes, qui distinguent monde matériel ou physique et monde psychique ou spirituel. Philosophie naturelle, le monisme nie toute immortalité de l’âme et tout acte créateur de Dieu, qui s’incarne dans les lois de la nature. Pour le monisme, il y a unité de Dieu et du monde.


Le culte de la divine Nature n’est pas loin, et Haeckel en serait le grand prêtre.

Répondant à une soif de connaissance du public, il organise de nombreuses conférences pour vulgariser ses découvertes tout en exposant, en disciple de Darwin, ses théories sur l’origine des espèces. Et la photo ci-contre montre la mise en scène savante d’une de ces conférences de vulgarisation dans un théâtre berlinois, qui pourrait faire penser à une cérémonie.

Et précisément, son livre Les Énigmes de l’Univers, expose ce que pourrait être une « Eglise moniste » et comment pourrait être organisé son culte…


L’Eglise moniste. Le besoin pratique de la vie sentimentale et de l’ordre politique conduira un jour ou l’autre à donner à notre religion moniste une forme de culte comme ce fut le cas pour toutes les autres religions des peuples civilisés. Ce sera une belle œuvre réservée aux honorables théologiens du XXe siècle que de constituer ce culte moniste et de l’adapter aux différents besoins de chacune des nations civilisées. Comme sur ce terrain important également nous ne désirons pas de révolution violente, mais une réforme rationnelle, il nous parait très exact de se rattacher aux institutions existantes de l’Eglise chrétienne régnante d’autant plus qu’elles aussi sont unies le plus intimement possible aux institutions politiques et sociales.

De même que l’Eglise chrétienne a transporté ses grandes fêtes annuelles aux anciens jours des fêtes des païens, l’église moniste leur rendra leur destination primitive découlant du culte de la nature. Noël sera de nouveau la fête solsticiale d’hiver, la Saint-Jean, la fête du solstice d’été. A Pâques, nous ne fêterons pas la résurrection surnaturelle et impossible d’un crucifié mystique, mais la noble renaissance de la vie organique, la résurrection de la nature printanière après le long sommeil de l’hiver. A la fête d’automne, à la Saint-Michel, nous célébrerons la clôture de la joyeuse saison de l’été et l’entrée dans la sévère et laborieuse période de l’hiver. De la même façon, d’autres institutions de l’Eglise chrétienne dominante et même certaines cérémonies particulières peuvent être utilisées pour établir le culte moniste.

Le service divin du dimanche, qui toujours, à titre de jour primitif de repos de l’édification et du délassement, a suivi les six jours de la semaine de travail subira dans l’église moniste un perfectionnement essentiel. Au lieu de la foi mystique en des miracles surnaturels interviendra la science claire des véritables merveilles de la nature. Les églises considérées comme lieu de dévotion ne seront pas ornées d’images des saints et de crucifix, mais de représentations artistiques tirées de l’inépuisable trésor de beautés que fournit la vie de l’homme et celle de la nature. Entre les hautes colonnes des dômes gothiques qui sont entourées de lianes, les sveltes palmiers et les fougères arborescentes, les gracieux bananiers et les bambous rappelleront la force créatrice des tropiques. Dans de grands aquariums, au-dessous des fenêtres, les gracieuses méduses et les siphonophores, les coraux et les astéries enseigneront les formes artistiques de la vie marine. Au lieu du maître autel sera une uranie qui montre dans les mouvements des corps célestes la toute puissance de la loi de substance. En fait, maintenant, beaucoup de gens instruits trouvent leur édification non dans l’audition de prêcheurs riches en phrases et pauvres en pensée, mais en assistant à des conférences publiques sur la science et sur l’art, dans la jouissance des beautés infinies qui sortent du sein de notre mère nature en un fleuve intarissable.

Ernst Haeckel, Les Énigmes de l’Univers, édition française, 1902, p.456


Le darwinisme social de Haeckel, utopie qui transposerait socialement les progrès de la science et des techniques, sera récupéré ultérieurement par le mouvement nazi qui rejettera cependant le monisme.

Le succès populaire de son livre Les Enigmes de l’Univers (vendu à 400.000 exemplaires en Allemagne et traduit dans plusieurs langues, dont en français en 1902) s’accompagna à l’inverse d’un rejet de nombre de ses pairs, y compris de ses amis. Mais fidèle jusqu’au bout à ses idées, Haeckel fut célébré comme « antipape » en 1904, à un congrès international de libres penseurs réunissant à Rome près de 2 000 personnes, ce qui lui valut une violente campagne de la part des milieux catholiques.

Bien que pacifiste et co-fondateur en 1913 avec Henriette Meyer de l’Institut franco-allemand de la réconciliation, Haeckel finit par soutenir la participation de l’Allemagne à la première guerre mondiale.

Influences artistiques de Haeckel

Au delà de ses incursions hasardeuses et controversées hors de son domaine de compétence, c’est l’influence de ses travaux scientifiques dans l’art de son époque, permise par la vulgarisation qu’il en a faite, elle-même appuyée sur ses talents de dessinateur, qui va procurer à Haeckel une aura internationale toujours actuelle.

L’un de ses champs de recherche va lui apporter une renommée particulière : l’étude des micro-organismes marins, regroupés sous le nom de radiolaria.

Haeckel avait un maître, Johannes Müller, professeur de médecine à Berlin, qui décrivit ces minuscules animaux microscopiques dotés de squelettes d’une rare complexité, à partir de récoltes réalisées à Villefranche, dans les Alpes Maritimes. Suivant ses traces, le jeune Ernst Haeckel, alors âgé de 22 ans, se rend en 1856 à Villefranche pour observer ces fameux radiolaires. Il en rédige en 1862 une monographie dont les illustrations préfigurent celles qui le rendront plus tard célèbre.

En 1864, huit ans après son voyage initial, Haeckel revient à Villefranche. Six semaines durant, il observe à nouveau les radiolaires.

Entre temps, Haeckel a dirigé en 1862, à 28 ans, son premier cours magistral sur l’origine des espèces, et est devenu en 1865 docteur honoris causa en philosophie tout en obtenant un poste de professeur titulaire en zoologie,

Ernst Haeckel a pris part,  entre décembre 1872 et mai 1876, à la première grande campagne océanographique mondiale, l’expédition de la corvette britannique H.M.S. Challenger qui parcourut 120 000 km à travers les océans Atlantique, Austral, Indien et Pacifique. Haeckel inventoria plus de 3500 nouvelles espèces de radiolaires dont il dessina 140 planches dans son rapport d’expédition.

A partir de ses recherches sur les micro-organismes connus sous le nom de radiolaria, il publia de 1899 à 1904 une série de 100 planches de gravures et aquarelles, sous formes de 10 cahiers de 10 illustrations, réunies à la fin en deux volumes sous le titre de Formes artistiques de la nature (Kunstformen der Natur).

Destinées au grand public, mais néanmoins accompagnées de descriptions savantes détaillées, elles étaient destinées, pour Haeckel, à donner une large audience à ses théories relatives aux liens entre les sciences, en particulier la biologie, science nouvelle au XIXème siècle, et le mouvement des idées. En cette fin du XIXème siècle, âge d’or du scientisme, Haeckel était en effet convaincu du rôle premier des sciences exactes sur les sciences humaines et de leur influence sur tous les champs du savoir et des idées, notamment le domaine de l’art.

Au delà d’une simple démonstration de virtuosité graphique, cette oeuvre singulière va profondément marquer son époque.

S’appuyant sur un exceptionnel talent de dessinateur et d’illustrateur, ainsi qu’un choix délibéré de sujets à la fois savants (des micro-organismes monocellulaires, dont il exploite graphiquement l’étonnante symétrie) et courants (méduses, mammifères, coquillages, insectes, fleurs, champignons), Haeckel veut impressionner ses lecteurs par la beauté fascinante du monde biologique.

« La nature génère de son ventre une pléthore inépuisable de formes merveilleuses, dont la beauté et la variété dépassent de loin les formes d’art artisanales produites par les êtres humains. »

Haeckel, Préface du 1er fascicule des Formes artistiques de la Nature

Dans la préface de l’édition complète de 1904 des 100 planches des Formes artistiques de la Nature, Haeckel exprime son espoir que son travail fourniraient pour les artistes modernes “une corne d’abondance riche de motifs plus récents et plus beaux” [que les motifs classiques].

Voir les 100 planches des Formes artistiques de la nature

Par son oeuvre Les Formes artistiques de la nature, Haeckel va effectivement atteindre le but qu’il s’était fixé : démontrer l’influence majeure des sciences biologiques sur les activités humaines, et leur capacité à fournir des motifs pouvant inspirer les artistes modernes.

La prédominance des formes inspirées du passé est la raison fondamentale de l’apparition, en réaction, d’un Art nouveau ou Art moderne (Modern style). On cherche à créer un style entièrement neuf pour une époque fondamentalement nouvelle, marquée par la révolution industrielle. Et les formes nouvelles de cet Art nouveau seront recherchées dans la Nature qui, providentiellement, fournit dans le milieu du XIXème siècle une abondance de modèles inspirants, notamment par la révélation et la popularisation, grâce à Haeckel, du monde des organismes microscopiques des fonds marins.

En Allemagne, le Modern Style prend le nom de Jugendstil. Dans un ouvrage sur l’influence artistique de Haeckel (Ernst Haeckel’s ‘Kunstformen der Natur’ und ihr Einfl uß auf die deutsche Bildende Kunst der Jahrhunderwende (Frankfurt: Peter Lang, 1986), Christoph Kockerbeck évoque le travail du sculpteur et peintre munichois Hermann Obrist (1863-1927) et de son ami l’architecte August Endell (1871-1925).

L’influence de Haeckel est nettement perceptible dans l’oeuvre d’Obrist, dont les sculptures délaissent les motifs floraux pour des formes plus abstraites.

Hermann Obrist eut une influence décisive sur l’émergence du mouvement Jugendstil.

Il réalisa en particulier des fontaines et des monuments funéraires, dont les formes rappellent celles des radiolaria popularisés par Haeckel.

Broderie d’Obrist et radiolaria des Formes artistiques de la Nature Pl.10
Monument funéraire d’Obrist et radiolaria des Formes artistiques de la Nature Pl.95

Le travail de l’architecte allemand August Endell offre également des parallèles évidents avec les planches de radiolaria de Haeckel.

En France, les Formes artistiques de la nature de Haeckel vont avoir une influence à la fois directe et indirecte, par l’intermédiaire de l’architecte René Binet.

Architecte, Binet s’intéresse de près aux découvertes en science naturelle. Étroitement inspiré par les Formes artistiques de la nature de Haeckel, il lui a écrit en 1899 qu’il avait lu son rapport de la mission Challenger sur les radiolaria et qu’il était spécialement intéressé par leurs formes artistiques et leurs qualités « architecturales et ornementales« .

Haeckel lui envoie les fascicules des Formes artistiques de la Nature à compter de 1899 et Binet va en publier en 1902 le pendant, transposé à l’art décoratif : intitulé Esquisses Décoratives, cet ouvrage sans texte et composé de 42 planches, va devenir une oeuvre inspiratrice majeure de l’Art nouveau, notamment pour l’Ecole de Nancy, autour de Gallé, Majorelle et Daum.

Alors que Haeckel révèle à travers les Radiolaires la splendeur cachée d’un monde minuscule et invisible, Binet s’en inspire pour prôner une beauté et une harmonie nouvelles, une esthétique neuve inspirée par la nature. Il veut transposer à son domaine l’extraordinaire diversité de formes géométriques des micro organismes révélée par les sciences naturelles. Comme l’écrit le préfacier de ses Esquisses décoratives, « ce monde invisible foisonne de formes rigides, définies, complètes, toutes prêtes pour l’architecture. (…) C’est là qu’il a pris toutes ces lignes, tous ces angles, tous ces cercles, toutes ces ellipses, toutes ces étoiles, toutes ces figures qui deviennent, au tracé de son crayon, comme une extraordinaire géométrie vivante ».

Les références classiques sont rejetées et l’homme, absent, n’est plus la mesure de toute chose. C’est la Nature qui a pris le dessus dans l’esthétique de cette fin de siècle. Partout on réintroduit dans l’architecture, le mobilier ou les objets, des formes issues du monde vivant : courbes, en volutes, ou bien à la géométrie complexe et symétrique, comme les radiolaria de Haeckel.

Les formes célébrées sont celles de micro-organismes invisibles à l’œil nu mais qui s’imposent, agrandies, dans l’architecture.

Binet réalise ainsi la porte monumentale de l’exposition universelle de Paris en 1900 en s’inspirant très étroitement des dessins de radiolaires du biologiste allemand.

Il transpose et transfigure ici des cellules d’à peine un demi millimètre de diamètre en un édifice de plus de 20 mètres de haut.

Pour cet édifice, Binet a puisé des idées originales de formes nouvelles dans plusieurs structures des cellules microscopiques dessinées par Haeckel.

Parmi d’autres, les quatre planches suivantes du rapport de Haeckel paru en 1876 sur l’expédition océanographique du H.M.S. Challenger montrent bien les différents détails ayant inspiré l’architecte et donnant à son édifice une allure de casque ou de couronne :

  • structure en « quadripode », digne d’un engin de science-fiction tel celui imaginé par Edgar-Pierre Jacobs dans L’énigme de l’Atlantide
  • surface alvéolée ou ajourée
  • dôme à nervures
  • colonnes semblables à des rostres de poissons, surmontées de clochetons reproduisant les structures de certains radiolaria

La Porte monumentale de Binet était édifiée sur la Place de la Concorde, à l’entrée de l’avenue des Champs Elysées, comme on peut le voir sur ce film d’époque.

La Porte monumentale de Binet était édifiée sur la Place de la Concorde, à l’entrée de l’avenue des Champs Elysées, comme on peut le voir sur ce film d’époque.

L’influence de Haeckel sur Binet va pouvoir s’observer à nouveau dans la construction d’un deuxième bâtiment pour le grand magasin du Printemps (l’actuel magasin Printemps de la Mode), qu’il dirige à partir de 1907.

Le nouveau bâtiment de 6 étages construit par Binet est doté d’une coupole, culminant à 42 mètres de hauteur, qui éclaire un grand hall octogonal.

Il comprend également un escalier central à quatre révolutions d’inspiration Art Nouveau qui sera presque entièrement détruit par un incendie en 1921 et, malheureusement, retiré en 1955.

La ferronnerie des balcons et des rampes d’escalier est une réalisation typique du Modern style.

La marque de Haeckel peut s’observer de manière évidente sur la coupole.

Des deux coupoles édifiées lors des travaux de Binet, seule subsiste la coupole Charras. Les deux verrières des coupoles avaient en effet été démontées durant la 2ème guerre mondiale mais seule la coupole Charras a été remontées en 1973. Les vitraux de la coupole Binet ont hélas été détruits lors de l’incendie d’un dépôt du Printemps en 1994.

La coupole Charras est à rapprocher des planches de Haeckel de 1876 représentant des radiolaria aux formes de coupole :

John Dolan, Chercheur en biologie marine, au Laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer, a étudié en détail, dans un passionnant article, les rapprochements possibles entre certains radiolaria décrits par Haeckel et les réalisations architecturales de Binet.

En ce qui concerne la coupole Charras du Printemps, John Dolan met en évidence sa troublante ressemblance avec Le squelette du Litharachnium eupilium, décrit par Haeckel sous le nom de Sethophormis eupilium.

Comme pour la porte monumentale de Binet à l’exposition universelle de Paris, les travaux de Haeckel vont directement inspirer la décoration du Musée océanographique de Monaco.

On doit à une étude de Jacqueline Goy, Attachée scientifique à l’Institut océanographique et spécialiste mondiale des méduses, de précieux renseignements sur la venue de Haeckel à Monaco et le récit de « l’envers du décor » expliquant en particulier l’histoire des lustres décorant le salon d’honneur du bâtiment.

Ces éléments de décor qui sont directement redevables à Haeckle sont les lustres en verre du sculpteur Constant Roux, reproductions fidèles de modèles tirés de ses illustrations de méduses et de radiolaria.

Lustre du sculpteur Constant Roux reproduisant la méduse « Discomedusae » dessinée par Haeckel dans les Formes artistiques de la Nature (planche n°88)
(source : Institut Océanographique de Monaco)

Quatre petits lustres identiques escortent ce lustre principal. Eux aussi sont des reproductions, d’un radiolaria, cette fois, tiré de la planche n°1 des Formes artistiques de la Nature : le Haeckeliana porcellana.

Un des 4 lustres identiques réalisés parle sculpteur Constant Roux, reproduisant un radiolaria décrit par Haeckel
dans ses Formes artistiques de la Nature
(source : Institut Océanographique de Monaco)

Mariée à une femme profondément dépressive, Haeckel entretenait depuis 1896 une liaison passionnée avec la baronne Frida von Uslar-Gleichen (1864-1903).

Celle-ci tenta en vain de modérer ses positions publiques « anti-conventionnelles » et son hostilité à la religion chrétienne. Elle l’aida par ailleurs à choisir les planches de ses Formes artistiques de la Nature. Profondément amoureux, ils s’écrivirent plus de 900 lettres au cours des 6 années de leur relation.

Mais Frida décéda tragiquement en 1903 d’une maladie cardiaque à l’âge de trente-cinq ans, au désespoir du vieux professeur.

En son souvenir, Haeckel donna son nom à l’une des plus belles méduses de l’édition complète des Formes artistiques de la Nature parue en 1904 en rédigeant ainsi sa notice :

Discomedusa Rhopilema Frida : «Cette magnifique nouvelle espèce du genre Rhopilema, l’une des plus belles des méduses, a été capturée le 10 mars 1901 sous l’équateur dans le détroit de Malaccan. Elle porte son nom en souvenir de Fräulein Frida von Uslar-Gleichen, l’amie artistique de la nature, qui a fait progresser les Formes artistiques de la Nature de nombreuses manières par son jugement exquis. »
(Haeckel, Kunstformen der Natur, 1904.)

La baronne Frida von Uslar-Gleichen et Ernst Haeckel

Mais pourquoi les lustres du Musée océanographique de Monaco sont-ils la reproduction de cette méduse et d’un radiolaria décrit par Haeckel ?

Jacqueline Goy nous en dit plus sur cette charmante histoire qui se situe après le décès de Frida :

Quand il vient un an plus tard à Monaco, accompagné du chimiste John Buchanan et du naturaliste Sir John Murray (photo) de l’expédition du Challenger, le Prince [Albert 1er] est sensible à ce désarroi et pour sceller dans le temps l’amitié amoureuse de Ernst Haeckel et de sa jeune baronne, il les unit en lustres dans le salon d’honneur.

Ainsi le grand lustre représente l’espèce de méduse dédiée à Frida et les quatre petits lustres latéraux reproduisent Haeckeliana, une cellule de Radiolaire dédiée à Haeckel (voir encadré). C’est aussi un hommage aux publications scientifiques de Haeckel sur les Radiolaires et sur les Méduses d’après les résultats du navire anglais Challenger.

Les méduses dans les décors du Musée océanographique de Monaco, Jacqueline Goy, Institut océanographique, Fondation Albert 1er, Prince de Monaco, mai 2019
De gauche à droite : Sir John Murray, Ernst Haeckel et John Young Buchanan (source : Institut océanographique de Monaco)
Le lustre-méduse Discomedusa Rhopilema Frida entourés des radiolaria Haeckeliana porcellana incarnant Haeckel

La maison de Haeckel (la Villa Medusa, aujourd’hui le musée Ernst Haeckel) ainsi que le bâtiment du musée de phylogénie conçu par lui, se trouvent à Iéna. Ils participent de cette démarche d’union de l’art et de la science. Ainsi, les ornements de la façade et les aménagements intérieurs s’inspirent de méduses.

Pour les germanophones, une présentation du musée Haeckel de la Villa Medusa à Iéna

En conclusion, la croyance de Haeckel en la supériorité raciale de certains types d’humains est évidemment à rejeter et à apprécier dans le contexte de son époque. Il en va de même de son anticléricalisme déclaré.

Il faut aussi admettre que la plupart des idées forces de Haeckel dans le domaine scientifique ont été démenties, et notamment :

  • le rôle des micro-organismes dans l’évolution menant à l’humanité
  • l’explication de la transmission héréditaire à partir de mouvements ondulatoires de molécules qui sont transmises à la génération suivante, sous forme d’éléments qu’il appelle « plastidules », décrits comme des « fragments de vie » , des « molécules contenant une âme ».

Pleinement et passionnément engagé dans la défense de ses idées, controversées pour certaines, inacceptables pour d’autres, il reste une figure emblématique malgré tout attachante de l’emballement scientifique de la fin du XIXème siècle. C’est son oeuvre graphique originale qui restera le meilleur souvenir de ce savant rejetant Dieu et qui se voulut contradictoirement lui-même démiurge d’une religion scientiste.

Formes artistiques de la Nature

(1899-1904)