Je vous invite aujourd’hui à un voyage dans le temps, dont le prétexte est une planche d’herbier un peu particulière que j’ai eu la chance de trouver il y a quelques années. Il s’agit d’un lis japonais provenant du jardin japonais éphémère installé au Trocadéro dans le cadre de l’Exposition Universelle de 1889 à Paris.

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Avant d’évoquer en détail ce jardin et son créateur, M. Kasawara, une petite digression s’impose afin de le resituer dans l’esprit de l’époque : un enthousiasme débordant et fécond pour l’esthétique japonaise que l’Occident découvre alors avec émerveillement.

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Zola peint par Manet en 1868, devant des estampes japonaises

On sait que le Japon s’est ouvert au monde extérieur à partir de l’ère Meiji, qui débute en 1868, après 250 ans d’une politique de fermeture. Cette ouverture avait cependant débuté, sous la pression des nations occidentales, par des traités bilatéraux, dont celui signé avec la France en 1858.

C’est par la découverte d’œuvres d’art et d’objets japonais, aussitôt importés, que la France se passionne pour ce pays si singulier. L’engouement est immédiat parmi les artistes. Le magasin « La Porte Chinoise », ouvert en 1861 près du Louvre, au 220 rue de Rivoli, qui se spécialise dans l’art japonais, est fréquenté assidûment par Baudelaire et Zola ainsi qu’entre autres par les peintres Manet, Degas, Monet et Van Gogh, qui y acquièrent notamment des estampes. Van Gogh en possédait plus de 400 et Monet 250.

L’exposition universelle de 1867 amplifie et élargit la popularité des « japonaiseries ». L’Empire du Soleil levant y participe pour la première fois officiellement à une exposition internationale. Plusieurs milliers d’objets sont envoyés à Paris et font l’objet d’une grande vente à la fin de l’exposition.

L’attrait pour le Japon se généralise alors et le mot « Japonisme » est créé en 1872. « Le japonisme est plus qu’une fantaisie, c’est une passion, une religion » peut-on lire dans la revue L’Art français en 1872. Un critique s’insurge en 1878 contre cet ‘envahissement’ esthétique : « Japonisme ! Attraction de l’époque, rage désordonnée qui a tout envahi, tout commandé, tout désorganisé dans notre art, nos modes, nos goûts, même notre raison« .

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Madame Monet, peinte par son mari en « japonaise » en 1876

Et de fait, le Japon est partout. De façon anecdotique, George Sand écrit en 1866 une petite comédie intitulée Le lys du Japon.

Dix ans plus tard, Monet peint sa femme Camille déguisée en japonaise dans un kimono rouge.

On a pu dire que la découverte de l’art japonais est celle d’un « continent esthétique nouveau ». « Le Japon est aussi nouveau et aussi à la mode aujourd’hui que pouvait l’être l’Amérique lors du retour de Christophe Colomb », peut-on lire dans Le Monde illustré du 25/01/1879. On considère alors le Japon comme une nation d’artistes, les « athéniens de l’Extrême-Orient », et certains placent même son art à un niveau comparable à l’art grec.

Quoiqu’il en soit, l’art japonais influence profondément l’art moderne, les peintres impressionnistes, et même plus tard les architectes, à commencer par Hector Guimard. Un historien d’art comparera en 1891, cette influence à celle exercée sur les arts de la Renaissance par l’Antiquité. Mais l’art japonais, comme nous le verrons par la suite, diffère fondamentalement de l’art grec en ce qu’il place la nature, et non l’homme, au centre de ses préoccupations. Une focalisation  prônée par Ruskin, inspirateur des Arts and Crafts.

En accueillant l’art japonais, l’Occident cède à une mode, à l’attrait irrésistible d’un exotisme rafraîchissant. Mais il succombe en même temps en vérité à une esthétique radicalement opposée à celle qui, depuis la Renaissance, imposait ses procédés (perspective, symétrie, plan centré), ses valeurs et ses sujets (nobles, c’est-à-dire à portée morale et dans les formes inspirées de l’Antiquité, pour atteindre une harmonie quasi-mathématique maîtrisée par l’homme). La liberté de trait et de choix du sujet, ainsi que l’absence de toute préoccupation de symétrie des maîtres de l’Ukiyo-e fascinent les peintres français qui trouvent en eux ce qu’ils avaient commencé à chercher confusément et qu’il vont mettre en oeuvre dans le mouvement impressionniste : le primat de la subjectivité individuelle de l’artiste dans la représentation du sujet.

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Avant de s’intéresser ultérieurement à l’Art Nouveau, auquel il a donné son nom en créant en 1895 le magasin et la galerie d’art « La Maison de l’Art Nouveau », le marchand et critique d’art Siegfried Bing va jouer un rôle moteur dans la diffusion du japonisme, qui en est une des sources. Il ouvre tout d’abord à Paris en 1874 un commerce d’objets artisanaux luxueux venus d’extrême-orient, baptisé « L’art japonais », également lieu d’exposition et de rencontre entre artistes. Il devient alors le principal négociant en art japonais.

« Cet art, écrit-il en 1888, s’est à la longue mêlé au nôtre. C’est comme une goutte de sang qui s’est mêlé à notre sang, et qu’aucune force au monde ne pourra éliminer« 

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Bing publie de 1888 à 1891 une revue trilingue « Le Japon artistique », dans laquelle sont reproduits quantité d’estampes et d’objets japonais et qui va être une source d’inspiration essentielle pour nombre d’artisans ou d’artistes, notamment Gustav Klimt. C’était d’ailleurs le but recherché par Bing qui appelle en introduction du premier numéro de sa revue à transposer chez nous ce qui fait l’originalité de l’art au Japon : sa place au cœur de la vie quotidienne de ses habitants. Là-bas l’objet de tous les jours est non seulement utile mais beau.

C’est bien là, avec le primat de la subjectivité individuelle, l’autre apport fondamental du Japon à la modernité de la fin du XIXème siècle : avoir montré l’exemple d’une culture où les artisans sont des artistes et où l’art s’introduit dans la vie quotidienne de la population à travers les objets usuels. Tout le programme des Arts and Crafts avant leur invention ! Et par un retournement étonnant, le Japon, qui avait commencé à s’urbaniser et à subir l’influence occidentale dans la production d’objets standardisés à la fin du XIXème siècle, vit surgir en 1925 en réaction le mouvement Mingei, adaptation japonaise des Arts and Crafts, prônant la revalorisation d’un artisanat traditionnel et le réveil des traditions et la beauté dans les objets de tous les jours, fabriqués en céramique, en bois, en laque, en ferronnerie et en textile

Le rapport étroit à la Nature de l’artiste Japonais est enfin ce qui le singularise. Rien n’est plus beau pour les japonais que la nature à laquelle leur croyance ancestrale shintoiste attribue un caractère sacré. Le profond respect en découlant pour elle définit la place relative de l’homme dans l’univers : n’être qu’un élément du grand Tout. Bing met le doigt sur ce trait essentiel du génie de ce peuple quand il écrit au sujet de l’artiste japonais :

« le guide constant dont il suit les indications s’appelle la nature ; c’est elle son seul maître ; un maître vénéré dont les préceptes constituent une source intarissable où il puise ses inspirations. (…) En un mot, il est persuadé que la nature renferme les éléments primordiaux de toutes choses et, suivant lui, il n’existe rien dans la création, fût-ce un intime brin d’herbe, qui ne soit digne de trouver sa place dans les conceptions élevées de l’art. Voilà, si je ne me trompe, la grande et salutaire leçon que nous pourrons dégager des exemples qu’il nous offre. Sous leur influence, l’inerte sécheresse des lignes, à laquelle nos artistes industriels ont trop cru devoir sacrifier, s’assouplira peu à peu, et nos productions s’animeront du souffle de cette vie intense qui suffit à expliquer le charme secret dont toute œuvre d’art du Japon est empreinte. »

A l’instar de Claude Monet, qui refusa d’intégrer la prestigieuse Ecole des Beaux-Arts afin de ne pas être contraint de peindre de beaux et nobles sujets académiques et qui considérait que tout est digne d’être peint, Gallé et Lalique, notamment, vont suivre cet appel de Bing à se tourner vers la nature, à s’intéresser à un simple ‘brin d’herbe’ ou à une modeste fleur plus qu’à un bouquet chargé.

On sait qu’Emile Gallé, botaniste réputé, qui cultivait des plantes japonaises à son domicile et dans le jardin de son usine, s’est précisément approvisionné en espèces originaires du Japon auprès de M. Kasawara au jardin japonais de l’Exposition Universelle de 1889 à Paris. A sa mort, il possédait au total 422 espèces japonaises, dont des lis qui lui serviront de modèles pour plusieurs de ses créations.

Où l’on retrouve enfin notre lis japonais en son jardin du Trocadéro, qui a donc été admiré par nombre d’artistes illustres…

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Etiquette herbier lis japonais exposition universelle 1889 Paris

C’est un horticulteur privé, M. Kasawara, qui présentait pour son pays des plants parmi les plus représentatifs des fleurs cultivées au Japon. Le lis en était une des vedettes. M Kasawara en présentait vingt-deux variétés et c’est avec cette fleur qu’il remporta une médaille d’or au concours du mois de juillet.

Aux expositions universelles de Paris de 1867 et de 1878, un enclos japonais et sa ferme avaient déjà trouvé place dans les jardins du Trocadéro.

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La ferme japonaise installée lors de l’Exposition universelle de 1867

C’est là encore que le jardin de M. Kasawara avait été placé, juste au dessous de l’aquarium construit en 1867.

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Un mot sur les jardins du Trocadéro. C’est grâce à l’exposition universelle de 1878 qu’ils ont véritablement vu le jour, sous Napoléon III, tout comme le parc des Buttes-Chaumont, le parc Montsouris, le parc du Champ-de-Mars, mais aussi les bois de Boulogne et de Vincennes. S’inspirant des parcs londoniens, espaces verts considérés comme des lieux de rencontre où se mêlaient toutes les classes sociales, Napoléon III souhaitait appliquer à Paris cette idée anglaise de faire des jardins urbains un instrument d’harmonie sociale, permettant de compenser les tensions de la vie urbaine, en ces temps de troubles révolutionnaires.

Le jardin de Kasawara

Le jardin japonais de M. Kasawara a connu un grand succès. Son attraction la plus remarquée et commentée, dans les revues de l’époque, était l’arbre nain, que l’on n’appelait pas encore le bonsaï. Mais nombre de commentateurs, au delà du résultat obtenu, déploraient le martyr imposé aux arbres.

Afin de restituer au mieux l’esprit de l’époque, voici, parmi d’autres, le récit qu’a fait le Journal d’agriculture pratique, de jardinage et d’économie domestique du jardin japonais de M. Kasawara :

LE JARDIN JAPONAIS AU TROCADÉRO

Les visiteurs qui, entrant à l’Exposition par la porte d’Iéna, suivent l’avenue des Marronniers située en face pour se rendre au palais du Trocadéro, regardent avec curiosité un espace renfermé par une palissade de bambous, à un angle duquel, porté par une haute hampe, flotte un énorme drapeau blanc à large disque brun.

C’est là qu’est situé l’emplacement affecté à l’horticulture japonaise, dignement représentée  par M. Kasawara, horticulteur à Tokio, qui a fait de ce coin un des plus curieux et aussi des plus visités des jardins du Trocadéro.

Le terrain se trouvant en pente assez inclinée à cet endroit, on accède à l’enceinte renfermée par un escalier rustique (fig. 17) de quelques marches, qui diffère de ceux que nous avons l’habitude de voir, en ce sens que les pieux et les troncs d’arbres qui forment les marches, au lieu d’être placé horizontalement le sont verticalement. Pour cela, les gros troncs ont été coupés en rondelles de 20 centimètres d’épaisseur et les petits sont enfoncés simplement dans le sol comme des piquets.

Entrée du jardin japonais - Exposition Universelle 1889

Après avoir gravi ces quelques marches, on se trouve dans le parc paysager, où tout est bien fait pour· donner une idée du goût qui préside à la création de ces jardins au tracé si bizarre, dont les voyageurs nous ont rapporté la description.

En face de soi, on a une pièce d’eau minuscule (fig. 18), aux contours tourmentés, pourvue d’une île ayant bien 2 mètres carrés de superficie. Afin de retenir les eaux sur tout le périmètre, on a planté, se touchant les uns les autres, des pieux de grosseurs et de hauteurs variables.

Le jardin japonais - Exposition Universelle 1889

Sur les bords de cette pièce d’eau, qui est entourée d’une étroite bande de gazon, sont dispersés quelques Pinus, Thuiopsis,Biota, Gycas revoluta, Chamaerops, etc.

A droite se trouve une construction légère en Bambous, – ce bois est le seul employé – recouverte de nattes faites avec des roseaux et ouverte des deux côtés. On y sert du thé exquis, en même temps qu’on y débite quelques produits japonais : potiches, vases, corbeilles, etc.

Nous y remarquons également des sortes de suspensions formées d’un ou de plusieurs anneaux garnis de mousse sur lesquels sont enroulés des rhizomes de Davallia bullata. Les frondes se développant sur toute la surface de ces sortes de couronnes produisent un effet fort original.

La seconde partie du terrain, consacrée aux cultures, est divisée en deux parties, séparées par un talus de 1 mètre, nécessité par la configuration du sol.

Les cultures de chrysanthèmes et surtout de lis y sont les plus importantes.

Au nombre de ces derniers, nous remarquons principalement ceux pour lesquels nous sommes encore tributaires des Japonais.

On sait, en effet, qu’il existe un Certain nombre de lis que les horticulteurs européens ne peuvent pas multiplier d’une façon soutenue, les bulbes diminuant de volume chaque année, et ne donnant plus que des plantes de moins en moins fortes. On est donc obligé de les faire venir du Japon, chaque année, par grandes quantités. Le Lilium auralum, aux grandes fleurs blanches rayées de jaune et ponctuées de pourpre, est dans ce cas, ainsi que le L. speciosum et ses variétés Kraetzeri rubrum et L. Krameri. Il en est de même pour les L. Leichtlini, L. cordifolium, L. elegans ou Thunbergianum, L. odurum, communément appelé L. japonicum colchesteri, etc., qui sont importés sur une bien plus petite échelle.

Les pivoines, les Caladium esculentum sont également l’objet de cultures bien entendues.

Mais ce qui constitue la curiosité principale de l’exposition de M. Kasawara, ce sont les arbres et arbustes aux formes nanifiées, cultivés dans des potiches, depuis cinquante jusqu’à cent ans.

Qu’on se figure les arbres qui, dans nos parcs, atteignent jusqu’à 10 à 20 mètres de hauteur, maintenus en boules de 50 à 60 centimètres de haut, avec des rameaux contournés, rabougris par l’âge, et l’on se fera une juste idée de la différence de nos goûts avec ceux des Japonais, qui ont décidément une prédilection pour tout ce qui est petit et pour qui diminution est synonyme de perfection.

Nous citerons parmi les plus intéressantes de ces plantes : Rhynchospernum jasminoides, Juniperus chinensis, Pinus parviflora , Osteomeles anthyllidifolia, Thuya obtusa, Ginkgo biloba, Podocar us (Nageia) rotundifolia, P. macrophylla, Damnocanthus indicus, Nandina domestica, Quercus cuspidata, Dendropanax japonicus. Quelques Acer de la série des Érables japonais : A. palmatum , A. japonicum, A. trifidum, A. pictum, etc., s’ajoutent à cette liste.

Toutes ces plantes sont élevées et cultivées avec des engrais dans des potiches, des vases de faïence assez commune, qui feraient les délices de bien des petits amateurs.

A noter encore, pour clore la série des végétaux lilliputiens, une petite serre dans laquelle sont exposés quelques spécimens du minuscule Dendrobium moniliforme.

L’ensemble donne bien au spectateur l’idée de cette nature miniaturisée que les Japonais aiment avec une prédilection exclusive, et qui forme le fond de leur art des jardins. Ajoutons que tous les végétaux qui les composent, à peu d’exceptions près, ont été apportés à grands frais du Japon, ce qui était bien inutile, car M. Kasawara aurait trouvé en France, à bon compte, des plantes de son pays pour former le fond ne la plantation de son jardin. Il n’aurait eu ensuite qu’à exhiber ses arbres monstrueux et nanifiés, pour ajouter la note pittoresque à la végétation dominante.

Au lieu de cela, beaucoup de ces plantes sont mortes pendant la traversée de Yokohama à Marseille, ce qui a constitué une grosse perte pour l’importateur,  et nous doutons beaucoup que la vente des survivantes soit très productive, le goût de ces curiosités étant peu répandu en France.

Quoi qu’il en soit, la tentative faite par cet horticulteur venu de si loin est digne de tout éloge, et notre sympathie confraternelle lui est acquise.

Ed. ANDRÉ.


Si les fleurs de M. Kasawara ont été autant admirées, cet extrait du reportage d’un chroniqueur de l’époque montre que l’amour actuel des français pour la nourriture japonaise a eu des débuts difficiles… :

« Un dernier mot avant de quitter la section japonaise, où tout était arrangé au coin de la délicatesse la plus raffinée. Étant donnée cette délicatesse en toutes choses, comment les Japonais peuvent-ils s’accommoder de la cuisine nauséabonde dont ils nous exhibaient des échantillons sous forme de conserves alimentaires restées probablement sans dégustateurs ? Oh ! ces viandes accommodées à la mélasse !… Et dire qu’ils ont de si bon thé ! »

Et pour conclure cette petite promenade franco-japonaise, place aux Lis d’Hokusai, qui en a sublimé la beauté dans ses estampes, à un lys d’un artiste de Kyoto, Suikou Fukuda (1895-1973), et d’un recueil de 30 lys du XIXème siècle, par Hironori Sakamoto, un médecin et peintre du clan du clan Kii.

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Estampe d'Hokusai (1790-1849) Lys série des grandes fleurs (18331834)
Estampes d’Hokusai (1790-1849) Lys, série des grandes fleurs (1833-1834)
Kanoko yuri (Lys japonais) de Suikou Fukuda (1895 -1973), fameux peintre de Kyoto
Kanoko yuri (lys japonais), par Hironori Sakamoto, médecin et peintre du clan Kii (milieu du XIXème siècle)