Bibliothécaire de l’univers, José-Luis Borgès est mort le 14 juin 1986. S’il avait raison, et que le paradis est bien une sorte de bibliothèque, cela fait plusieurs dizaines d’années qu’il doit en être le Directeur. Et j’irais volontiers le rejoindre dans sa bibliothèque un de ces jours. Car j’entretiens en effet avec cet écrivain majeur du réalisme magique un étrange rapport.

J’avais 22 ans quand il vint en janvier 1983 à Paris pour recevoir la légion d’honneur et donner une conférence au Collège de France. Arrivé sur place bien en avance pour voir en chair et en os mon idole d’alors, il était hélas trop tard pour pénétrer dans la salle déjà comble. Des enceintes avaient été installées à l’extérieur et je dus me contenter d’écouter mon héros aveugle sans avoir l’opportunité de le voir. Je vécus ce rendez-vous raté comme une leçon malicieuse du maître, une invitation à fermer les yeux pour entendre vraiment, ce que je fis, plutôt que de voir en écoutant distraitement.

Quatre ans plus tard, juste après la mort brutale de mon père, que j’appris en voyage, sans pouvoir lui dire adieu, je me plongeai dans Borgès en me disant qu’il avait peut-être quelque chose à me dire. Et de fait, voici ce que je lus : « Il faut vivre avec cette idée qu’il y a dans nos maisons quelqu’un, tout près de nous peut-être, à qui sans le savoir nous avons dit adieu ». Je fus frappé par cette phrase qui me semblait à nouveau comme un message qui m’était rétrospectivement destiné.

Aujourd’hui, le temps passant, je fais mienne cette pensée :

« La jeunesse me semble plus proche de moi aujourd’hui que lorsque j’étais un jeune homme. Je ne considère plus le bonheur comme inaccessible : une fois, il y a longtemps, je l’ai cru. Maintenant je sais que ce bonheur peut arriver à un moment quelconque mais qu’on ne doit jamais le rechercher. Quant à l’échec ou à la réussite, peu importe, je ne m’en suis jamais préoccupé. Mon seul but aujourd’hui c’est la paix, le plaisir de penser, l’amitié, et – mais je suis peut-être là trop ambitieux – un certain besoin d’aimer et d’être aimé. »

Borgès. Essai d’autobiographie, 1970, Gallimard, coll. Folio, 1980, pp. 336-337