Mon film préféré. Il est l’alchimie magistrale d’une grande comédie de Shakespeare, joyeuse et triste comme la vie, d’acteurs parfaits, d’un lieu paradisiaque et d’une musique douce, subtile et mélancolique, harmonieusement adaptée au texte.
L’acteur-réalisateur Kenneth Branagh a réalisé en 1993 Beaucoup de bruit pour rien, où il tient lui-même le rôle principal de Benedick aux côtés de son épouse Emma Thomson, qui jour le rôle de Béatrice. (voir la bande-annonce)
Le film a été tourné en Toscane à Greve in Chianti, près de Florence, à la Villa Vignamaggio, magnifique villa Renaissance où naquit Mona Lisa.
Sur le texte de Shakespeare, « Sigh no more ladies« , le compositeur britannique Peter Doyle a composé un thème envoûtant, apparaissant principalement à trois reprises.
En ouverture du film, Emma Thomson, dans le rôle de Béatrice, lit ce texte lors d’un pique-nique des dames dans la campagne toscane. Le thème est simplement récité sur une petite pièce pour violoncelle et guitare.
Au milieu du film, le thème réapparaît sous forme d’une sérénade rêveuse et poétique chantée par Balthazar (Doyle, lui-même dans le film), accompagné d’un chœur d’hommes, de quelques cordes et d’une guitare.
La scène finale, à visionner par la suite, est un long plan-séquence de quatre minutes d’une fête dansante dans les jardins de la Villa, avec le thème de la sérénade chanté par un chœur mixte avec orchestre. Cette scène, qui se termine par une vue aérienne sur la farandole, a demandé 19 prises et huit heures de tournage.
Alors, Beaucoup de bruit pour rien ? Cette comédie, sous son apparence plaisante, est bien une comédie dramatique, dans laquelle Shakespeare nous parle à nouveau, de la vie et de la mort.
Les flèches de l’amour ne sont-elles pas en vérité les dards de flèches qui représentent la mort sur les frises décoratives en architecture, en alternance avec les œufs de la vie ?
L’amour, et tout le bruit qu’il génère, y affronte dans la pièce de Shakespeare non pas directement la mort, mais l’interrogation de sa réalité même, c’est-à-dire peut-être rien. Au milieu des intrigues, les acteurs du drame se dévoilent. L’amour après lequel ils courent n’est-il pas après tout au fond qu’une illusion, un mensonge inconscient qu’ils poursuivent en vain ? Comme des personnages tragiques, ne sont-ils pas en vérité mus par un sentiment qu’ils ne comprennent pas et qui trahit leur véritable but : être aimé.
Aimer ou être aimé, telle est la question… Écoutons, précédant la scène finale, ce dialogue entre Bénédick et Béatrice, qui ne cèdent et n’acceptent de s’épouser qu’en lisant, attendris, les mots que chacun a écrit en cachette sur l’autre. Ils sont vaincus d’être aimés, pas d’aimer.
– Benedick : Ne m’aimez-vous pas ?
– Beatrice : Ma foi, non.
Pas plus que de raison. (…) Est-ce que vous ne m’aimez pas ?
– Benedick : Ma foi, non.
Pas plus que de raison. Alors vous ne m’aimez pas ?
– Beatrice : En vérité, non, sinon par retour d’amitié.
(script illustré de la scène à lire ici)
Ainsi, personnages centraux de l’action, Bénédick et Béatrice acceptent finalement de s’aimer et de s’épouser en déposant les armes de leur lutte acharnée mais tout en conservant leur esprit critique et leur indépendance : ils savent qu’ils ne vont pas faire qu’un et qu’en vérité, ils ne sont pas dupes : ils s’aiment au fond eux-mêmes avant tout et resteront toujours seuls, dans une solitude essentielle face à la mort. L’amour, beaucoup de bruit pour rien…?
Alors que l’horrible complot a été déjoué, après avoir failli semer le déshonneur et la mort, le bonheur semble triompher à la fin avec l’acceptation du mariage par Bénédick et Béatrice. Etaient-ce alors « beaucoup de bruits pour rien » ? Ce n’est qu’apparence et la danse finale du film pourrait être la répétition d’une future danse macabre.
Car la mort est aussi et toujours là, dans les jardins de cette Italie paradisiaque. Entre 1629 et 1631, trente ans après la publication de Beaucoup de bruit pour rien, la « Peste italienne », aussi connue comme « grande peste de Milan », frappait comme aujourd’hui le nord de l’Italie, entraînant plus d’un million de morts, soit 25% de la population, avec déjà, des taux de mortalité particulièrement élevés dans les villes de Lombardie et de Vénétie.
L’Italie semble étrangement liée « viralement » à la Chine. Historiquement, plusieurs grandes épidémies qui ont frappé l’Humanité sont en effet venues de Chine et ont transité par l’Italie, longtemps centre politique et commercial du monde. La peste noire du moyen-âge, qui avait exterminé plus d’un tiers de la population mondiale, a été transmise en 1346 à des génois assiégés dans la ville de Caffa, sur les bords de la Mer Noire, par les mongols qui catapultèrent par dessus les remparts des cadavres des leurs, morts de cette maladie, afin d’infecter ses habitants. Et des marins génois l’introduisirent ensuite dans tous les ports de Méditerranée.
C’est encore par voie maritime que se diffusa à partir de la Chine, à la fin du XIXème siècle et durant la première partie du XXème siècle, la dernière pandémie mondiale de peste, sous le nom de « Peste de Chine », qui fit plus de 10 millions de morts. De Chine encore, après la consommation dans un restaurant d’un animal sauvage, la civette palmiste masquée, émergea en 2002-2004 le SARS-CoV, agent pathogène du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS).
Comme le fait craindre l’apparition du nouveau coronavirus chinois, le Covid-19, le Professeur Sicard lance une mise en garde : « La route de la soie, que les chinois sont en train d’achever, deviendra peut-être aussi la route de propagation de graves maladies » (interview à lire ici). Et l’Italie, qui a décidé sans concertation avec ses partenaire, d’être la tête de pont en Europe de ce grand projet chinois dans les ports de Triste et de Gênes, serait à nouveau en première ligne.
La campagne toscane, si belle, douce et apaisante, est aujourd’hui ravagée en étant devenue l’épicentre de la pandémie. La mort a choisi l’un des plus beaux endroits sur terre pour se répandre et faucher tant de vies. Alors, vraiment, « Beaucoup de bruit pour rien » ?
L’Humanité est cette fois profondément et historiquement atteinte. Des dizaines de milliers d’hommes et de femmes partent plus tôt. La terre et les paysages de Toscane, sublimés par l’Homme depuis des siècles, sont toujours là, rendus en apparence encore plus paisibles sous l’effet du confinement provoqué par cette terrible guerre silencieuse.
C’est isolé et confiné sur une île du Maine, aux Etats-Unis, où il s’était exilé pendant la deuxième guerre mondiale, que le poète Saint-John Perse composa son oeuvre Vents, publiée en 1945, chant de la conquête humaine de l’espace, mais aussi et surtout du renouveau, de la renaissance vitale de l’Homme après l’épreuve. Le relire en ces moments douloureux pourrait nous apporter un certain espoir :
« C’étaient de très grands vents, sur la terre des hommes
– de très grands vents à l’oeuvre parmi nous,
Qui nous chantaient l’horreur de vivre, et nous chantaient l’honneur de vivre,
ah ! nous chantaient et nous chantaient au plus haut faîte du péril,
Et sur les flûtes sauvages du malheur nous conduisaient, hommes nouveaux,
à nos façons nouvelles. »
(Vents, IV,6)
« Quand la violence eût renouvelé le lit des hommes sur la terre,
Un très vieil arbre, à sec de feuilles, reprit le fil de ses maximes…
Et un autre arbre de haut rang montait déjà des grandes Indes souterraines,
Avec sa feuille magnétique et son chargement de fruits nouveaux. »
(Vents, IV,7)